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“Quand Nanténé m’a demandé d’écrire ce texte, je me suis dit que ce serait facile parce que j’aime tant ses images. J’ai, près de mon bureau, ses zines de collage et cette photo d’une silhouette qui entre dans l’eau, une silhouette prête à échapper à l’objectif, à disparaître à tout moment. Et puis justement, je me suis rendue compte que ce serait peut-être plus difficile que prévu : parce que ce que j’aime tellement dans ses images c’est qu’elles me fuient toujours un peu. Ou plutôt, qu’elles ont toujours une longueur d’avance. Disons qu’elles me touchent à des endroits qui n’existaient pas encore en moi. Elles sont pour moi des histoires de naissance. C’est comme la première fois que j’ai vu Les parapluies de Cherbourg de Jacques Demy. Je ne savais pas qu’il y avait un endroit en moi qui était prêt à être bouleversé par des garagistes qui chantent dans un décor coloré. Le film a fait apparaître cette émotion-là. Alors je pourrais l’expliquer comme ça : les photos de Nanténé sont comme autant de petites explosions qui font apparaître des émotions inédites là où il n'y avait rien – qu’un vide. Et elles sont joyeuses ces naissances dans ce monde noyé d’images.

Ses images d’étreintes me donnent l’impression de redécouvrir l’amour. Quand je regarde les hommes qu’il photographie derrière des bouquets de fleurs, j’ai l’impression de les voir pour la première fois. Que peut-être, malgré tout ce que j’ai lu, je ne sais rien, je n’ai rien vu. Quand il photographie les corps, je les vois enfin, pour ce qu’ils sont — pas de male gaze, pas de female gaze, mais autre chose. Des corps qui se contorsionnent, qui aiment, qui écoutent de la musique, qui sont plus, toujours plus. Son regard, c’est une longueur d’avance.

Il y a quelque chose de dévorant aussi dans ce travail, de foisonnant, qui cascade. Ça va, certainement, avec cette longueur d’avance. J’aime son écriture qui roule, qui court si vite, qu’on fait tour pour l’attraper même si on sait qu’on va échouer de peu et que c’est pour ça qu’elle nous plaira autant. Souvent ses photos et ses mots me font penser à Manque de Sarah Kane. Dans cette pièce de théâtre incroyablement sombre il y a une déclaration d’amour inattendue, incroyablement belle qui vient déchirer complètement le texte en deux. C’est à l’endroit de cette déchirure que Nanténé photographie — et écrit. Cet endroit où la tendresse vient faire un trou dans le réel.

J’aime tous les regards qui se cachent dans ses images. J’aime la manière dont les gens se regardent entre eux, comme pour témoigner qu’on a que ça à sauver du monde (la tendresse) mais j’aime aussi les regards qu’iels lancent au photographe. Ces regards-là portent en eux un mystère rare. Au cinéma j’adore les regards caméra, parce que j’ai l’impression qu’ils sont une sorte de défi. J’aime ces regards dans Le miroir de Tarkovski ou Diabolo Menthe de Diane Kurys. J’ai l’impression que les acteurices me disent qu’iels ne sont pas dupes. Que leur regard délimite les contours de la fiction. Les modèles de Nanténé font pareil. Il les regarde, iels le regardent en retour et chacun·e sait ce qu’est la photographie. Pas une domination photographe / photographié·e mais une sorte d’échange. La photographie n’est pas le réel mais une façon de le montrer. J’ai aussi un peu l’impression que ses modèles essaient de percer un mystère. Celui du photographe, ce qu’il va voir d’elleux. J’aime que cet échange soit visible. Une reconnaissance que nous faisons toustes fiction de nos vies, mais que nous ne sommes pas dupes. Il suffit d’un regard vers l’appareil photo.

J’aime aussi que Nanténé utilise la lumière et la couleur comme le vecteur d’une certaine irréalité. Ce bleu merveilleux qui vient se refléter sur la cicatrice de Mélina, le rose et le bleu qui éclairent la peau d’Etna comme dans les giallo de Dario Argento. Vous me direz peut-être que son travail est, au contraire, ancré dans le réel et que je divague. Parce que les corps ne sont pas retouchés, parce que les aiguilles piquent dans le grain de la peau, parce que le sexe est vrai, parce que sur les tables on voit des bouteilles en plastique, sur les t-shirts on devine des plis. Mais si on ouvrait ses photos en deux, on trouverait des milliers de films et de musiques et de livres. On trouverait le matériaux mouvant et fascinant de la fiction. Il y a bien plus que du réel dans ses photos, dans ses mots. C’est une cascade, un flux.


C’est tellement plus que la vie — et pourvu que je ne réussisse jamais, mais vraiment jamais, à le rattraper.”


Pauline Le Gall, autrice & journaliste (2023)


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“Nanténé Traoré est photographe et auteur. Il se présente comme un documentariste de l’intime, de la tendresse. Il nous parle souvent d’amour ou plutôt, par souci de justesse, des amours. Il les écrit, les lie et les délie dans un jeu incessant. Je suis tombé un peu amoureux de lui durant un confinement, en l’écoutant dans un podcast. Ce n’est pas seulement la douceur de sa voix, mais surtout son discours à la fois pertinent, poétique et politique sur ces sentiments amoureux dont on a tout autant de mal à échapper qu’à appréhender. Il nous parle d’intime, de visibilisation, de représentation, de tendresse et de transmission intracommunautaire. Ses archives sont particulièrement axées sur les milieux trans*, et ses nombreuses séries argentiques vibrent entre les traces documentaires des cercles qu’il côtoie. Dans son projet photographique Tu vas pas muter, il y interroge et y archive différentes manières de « faire communauté » au sein des parcours de transition des personnes trans* hormonées. Cet espace-temps, n’est pas seulement un espace médical, mais il est avant tout un espace de transmission, de savoirs, de convivialité. C’est une hétérotopie dans son sens le plus doux et le plus essentiel. Cette série dégage à mes yeux une tendresse hypnotique. Nanténé aime la photo et à l’évidence, il aime ses modèles. J’aime Nanténé et ses photos. Ses modèles sont-iels en quelque sorte, mes métamours ?

Il y a des amours tranquilles et il y en a certains plus dévorants. Les images l’obsèdent. Il me dit qu’il y pense jour et nuit que, parfois, il se réveille la nuit parce qu’il y pense, parce qu’une image le traverse ou qu’une photo doit être prise. Tout de suite. Maintenant. Un jour, je lui parlerai autour d’un thé de l’importance du sommeil. Cette obsession des images construit aussi son rapport à l’autre. Il me lance qu’il regarde les gens comme des morceaux de photo. C’est dans la superposition qu’il nous voit. Pas un regard froid, mais comme des draps imprimés qui s’accumulent sur un lit. Superposition d’intimes, de visages, de genres, de sexualités. Superposition de générations, d’amours et de tendresses. La photographie, chez lui, n’est pas quelque chose de figé, mais toujours en mouvement. Un peu comme une relation amoureuse.

On a beau habiter la même ville, notre connexion quasi quotidienne est principalement virtuelle. Son énergie et son enthousiasme l’emmènent de shootings, en lectures ou d’autres projets de manière constante. Mais c’est dans la rencontre directe avec les visages et les corps que s’exprime sa sensibilité. C’est les mêmes douceurs qui sont en jeu quand il partage un moment avec ces modèles ou qu’il nous montre ses photos. Quand il écrit sur ses images, il parle de saon modèle, mais il parle aussi de lui. Il situe, il nous dit qui il est au moment du shooting, il nous parle aussi de pellicule, de matière, de lumière. Il nous raconte tout avec une précision généreuse. Lorsqu’il écrit sur ses séances, c’est comme si on était avec elleux.

Mais son travail d’écriture traverse d’autres univers. Il publie également des articles de non-fiction, des poèmes et des commandes d’essais dans des revues et des magazines spécialisés. En 2021, il est publié chez Hachette pour l’ouvrage collectif Nos Amours Radicales. Puis, en ce début d’année 2022, c’est chez Gorge Bleue pour son recueil de poésie La Nuit T’arrache à moi. Il travaille actuellement sur différents projets, dont deux pièces de théâtre collaboratives, un manuscrit d’autofiction et un nouvel ouvrage collaboratif.

Que ce soit par la photographie ou par son écriture, Nanténé dissémine en douceur ses tendresses dans nos vies. Des petits feux pour nos cœurs engourdis, offrant à nos imaginaires affectifs restreints de nouveaux possibles à explorer.”


Julien Ribeiro, auteur, chercheur & curateur






                                           


           




© Nanténé Traoré, 2023. Tous droits réservés.
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