Peau noire, masque arc-en-ciel

Au commencement, il y a l’injure », écrit Didier Eribon dans Réflexions sur la question gay (1999). Justement, parmi mes premiers souvenirs d’enfance, compte cet après-midi d’été en Martinique, où le petit garçon de 5-6 ans que je suis décide de soulager ma mère et ma marraine d’un des nombreux sacs de course sur un trajet jusqu’à la maison de vacances. Je pensais peut-être montrer ma virilité, mais choisir de le porter à la saignée du coude m’a valu de les entendre se demander si je n’avais pas l’air trop « makoumé ». Je ne savais même pas encore ce que cela voulait dire, et pourtant j’en éprouvais déjà de la honte, comme si elle était gravée dans ma chair, en suitait par tous les pores. Ont suivi les insultes, les crachats et même les coups dans la cour de récré du collège, et ma volonté de cacher dans des vêtements les plus larges possibles mon corps plus que les ecchymoses, car je le vivais comme un traître intérieur, comme s’il révélait au monde ce que je n’osais pas encore m’avouer.

En grandissant, j’ai pourtant eu parfois l’impression qu’être gay me servait à passer entre les mailles de certains filets, dans une société où il ne fait pas bon d’être un jeune homme racisé issu de quartier populaire. Au pays des lumières qui prétend ne pas voir les couleurs, Théo (en 2007) et Adama (en 2016) nous ont rappelé pourquoi Zyed et Bouna (en 2005) courraient. Des histoires courues d’avance, parce que tant de récits nous précèdent et nous dépassent, désindivudalisent nos personnes pour nous réduire à des corps minorisés, des clichés sur patte, du voyou à mater, de la bête de somme à exploiter, dépourvue d’humanité et de sensibilité. C’en est tellement manichéen que cette binarité empêche souvent de penser la possibilité qu’on puisse être noir et queer. Si bien que j’ai souvent eu le sentiment d’être une anomalie dans la matrice, tant on me faisait comprendre que je devais choisir entre l’une ou l’autre de ces facettes de mon identité plurielle. J’en suis d’autant plus troublé que j’ai pu constater qu’être queer peut donner à certaines personnes blanches l’impression que je serais moins sauvage que les autres. Comme si cela me blanchissait. 






Dans la rue ou les transports en commun, j’ai déjà pu observer que j’étais d’abord perçu comme une menace en notant ce petit tressaillement des mamies qui resserrent leur sac à main contre elles quand elles me voient arriver, puis se détendent un peu quand elles remarquent mon poignet se casser. Je me suis aussi parfois surpris à pousser le curseur de ma queerness à l’approche de policiers, comme si cela pouvait me servir de bouclier. Comme si je tentais de cacher ma peau noire derrière un masque arc-en-ciel. Mais je ressors toujours de ce genre de cas de figure avec l’impression d’avoir joué contre mon camp. De quoi imbriquer de la honte supplémentaire dans ma honte, à l’idée d’être une minorité dans une minorité.

À l’échelle interpersonnelle, trop d’hommes gays croient que leur expérience de minoritaire leur permet de comprendre automatiquement les autres oppressions. Ce raccourci empêche d’admettre que le racisme, puisqu’il est systémique, gangrène aussi notre communauté, même si l’on prêche la tolérance et l’acceptation. Au racisme s’ajoute également la follophobie, ce dérivé du sexisme qui sévit au sein de la communauté gay. Parce que mon expression de genre est jugée trop féminine pour la plupart, on me renvoie que j’échoue à être un homme, que je ne suis qu’une folle. Pire, j’échoue même à correspondre au stéréotype que l’imaginaire collectif se fait des hommes noirs, ces parangons de virilité au sexe démesuré, qui fait tant fantasmer les fétichistes.Sauf qu’à force de m’identifier en négatif, par tout ce que je ne suis pas, tout ce que j’échoue à être, y compris les pires clichés racistes, homophobes, et follophobes, j’ai fini par en développer une image trouble de moi-même. Trop noir pour être gay, trop folle pour être un homme, incapable de surnager au milieu de toutes ces attentes impossibles à combler. Cela peut paraître absurde, mais je me sens déguisé quand je porte un costume, ou ne serait-ce qu’une simple chemise, et je ne me reconnais jamais tout à fait quand je suis nu. J’ai même fini par remarquer que, sur les photos de moi que je préfère, j’ai toujours les yeux clos ou fuyant l’objectif, comme si j’étais incapable de me regarder en face. Cela peut sembler narcissique, mais c’est tout l’inverse. J’ai fait de mon identité une fuite, ou plutôt une plongée. À force de me noyer dans ma masculinité liquide et ma noirceur fluide, j’ai appris à respirer sous l’eau.

- Anthony

La cour de l’école, le royaume des garçons (surtout ceux qui ne sont ni timides, ni gros, ni sensibles)

« T’es une fille manquée toi ! » (je suis un garçon)
« On veut pas de toi dans notre équipe on veut des vrais garçons » (je suis un vrai garçon)
« Pourquoi tu fais pas des trucs de garçons ? » (je suis un garçon et je lis dans la cour)
« Les garçons ils jouent au foot, toi tu vas faire de la danse ! » (je suis un garçon mais j’aime pas le foot)
« Les garçons ça pleure pas » (je suis un garçon et je pleure quand je suis triste)
« Pourquoi tu vas pas jouer avec les autres garçons ? » (je suis un garçon mais les autres garçons ne veulent pas jouer avec moi)
« Tu étais quel genre de petit garçon ? »
« J’ai pris du temps avant de comprendre que j’en étais un… »

- David




La masculinité, comme la féminité, c’est le truc qu’on veut nous faire endosser pas grâce mais à cause de nos parties génitales. C’est pas un devoir comme on veut nous le faire croire ; c’est pas mieux comme on l’étale sous nos yeux ; c’est pas supérieur quand ça ne se démontre que par la terreur. Je suis plein de négation car je n’ai pour elle, de prime abord, aucune affection. Masculin/Féminin c’est une marque pour dire qui consommer, comment consommer, qui est consommable et surtout qui « doit » te consommer. Un stigmate parmi tant d’autre mais c’est presque un autre sujet ; un chien à la fois. La masculinité comme on la vit dans la plupart des cultures, des familles et dans n’importe quel environnement est pour moi : la mascuNULlité. Elle n’est ni supérieure, ni meilleure, non plus légitime à être louée quand elle opère dans toutes les sphères toujours au détriment de tout ce qui n’est pas elle, tout ce qui est alors l’Autre, autre et différent. Les Histoires (l’Histoire au singulier n’existe pas) montre quel est le sort de cels qui sont différentes. Spoiler obligé : toutes les Histoires partagent le même méchant. Charmant paradoxe : il faut avoir des couilles pour se vivre comme un homme qui n’en est pas (assez) un aux yeux des autres. Jamais je n’ai eu l’envie de démontrer la mienne, non plus de la porter en étendard. Quand je m’en pare, c’est un costume. Encore un paradoxe. Un costume contre la mascuNullité des autres hommes. Les autres hommes qui se métaphorent comme des loups, qui comparent la vie à une jungle dont ils ne cessent de planter les graines ; les graines semées loin du jardin d’Eden, dans la culture de la violence, de la peine et de la haine de tout ce qui n’est pas eux. Je dois être masculin puisque je suis aussi ce paradoxe : Pédé et misandre. Pas aussi sombre que le paradoxe que j’étais : folle et follophobe. À force de me parer de masculinité pour « juste » rentrer chez moi vivant dans une société misogyne, ma folle est dans le coma ou en état de mort cérébrale, je sais pas. Je la regrette pas parce que c’est individuellement et personnellement plus supportable dans le monde extérieur. Peut-être aussi pour ça que je ne suis plus follophobe. Question de timing pourri ou corrélation avec le fait de s’aimer plus et détester moins les autres ; comme aimer les personnes grosses une fois qu’on a « réussi » son régime. Ça ressemble à de la pitié mais c’en est pas. En fait : c’est ce qu’il faut à certaine personne pour voir au-delà des apparences. Se perdre. L’ancienne folle se reconnaît dans cel qui lui fait face, même si el ne paraît plus comme el. Normalement, si on est guéri, on pense pas « fais comme moi, ça ira mieux » mais « reste fidèle à toi-même, ne te trompe pas » et « mêlez-vous de votre cul » à cels qui voudraient l’emmerder juste parce qu’elle existe.Paradoxe : l’hyper-masculinité, c’est la virilité. Et ce qu’il y a de plus virile est ce qu’il y a de plus pédé. J’trouve que c’est un joli pied de nez à tous ces hommes « qui sont pas des pédés, eux ». Jean a écrit la plus belle punchline que le rap lui jalousera toujours : « Un mâle qui en baise un autre est un double mâle ». Et il l’a mise dans les lèvres d’un mec qu’il a Divinement appelé Mignon.
La virilité je l’aime que quand elle ferme sa gueule et reste belle. Quand elle est suspendue dans un vulgaire et savant shibari. Quand elle bande dans un jean trop serré dans un dessin de Tom of Finland. Quand elle est tendre dans un Araki des années 90 ; coupable dans les romans de Jeannot et ses fleurs ; poilue et à genoux devant un twink imberbe ; grosse et ourse chez quiconque elle s’incarne, sans complexe ; performée dans la Ballroom Scene d’un paris qui brûle sur VHS ; « ambiguë » dans un clip de The Blaze ; Tarée dans un vieux Almodovar ; Rouge et filthy en perruque blonde, arme à la main dans un documentaire sur les Flamants Punk depuis l’oeil de John Eaux. La masculinité je l’aime que quand elle désire me la mettre autant qu’elle veut me recevoir. Fière, comme les LGBTQ+, pas imbue d’elle-même et misogyne. C’est l’éternel péché qu’on nourrit depuis l’échographie prénatale. Oui, être un homme, masculin, virile, c’est mépriser tout ce qui n’est pas soi. Mais seulement parce qu’on propage ce mensonge en en faisant ça : notre culture. Ne vous méprenez pas, une culture, ça se choisit. J’arrose pas ce type de plante. Je suis un homme comme une femme. Parce que, tous les jours, je vois que des femmes pour se battre « comme des hommes ». Elles étaient déjà plein dans la Bible, putes, veuves, soeurs, mères, juges, prophétesses. Elles sont encore légion aujourd’hui. Ces meufs qui ont des couilles. Moi je préfère dire clitorées. Mais ce qu’on s’en branle des parties génitales pourvu qu’on jouisse. Allez pas croire que je suis un type bien à cause d’un texte qui vous allume. Je suis misandre aussi parce que je me connais. Mais si je suis pédé c’est aussi que je m’aime beaucoup parait-il. C’est pas parce que mon bouquet sent bon que mes fleurs sont comestibles. Je suis malade parce que je suis un homme dans notre culture. Pédé dans notre culture. Ça veut dire 90 % du temps pas prêt à humer toutes les fleurs du jardin, ça veut dire transphobe par culture, parce que j’envisage d’être avec un homme comme on m’a appris qu’il devait être chez moi et chez les autres : de la même façon.Je suis censé développer pour que tu puisses me juger plus et pire. Mais développer ne sera jamais aussi efficace que se poser les bonnes questions. Du genre : Pourquoi s’interrompre de se rêver avec un homme trans en (dé)raison de ses parties génitales ? On m’a souvent reproché, avec une gradation dans la méchanceté, de faire certaines choses sous prétexte que « tu (moi) n’es pas une fille ». Et j’ai toujours répondu que je ne tricotais pas avec mes parties génitales. En général ça termine la discussion. C’est bon pour tout : cadeau. Alors est-ce qu’on aime avec son coeur ou avec son sexe ? Spoiler again : l’un des deux organes est contrôlé par un autre plus haut qui ne reconnaît souvent que le désir, pourtant on le dit raisonnable. C’est dingue, non ?

- Kacim





Quand je voulais être considéré comme une meuf dans l’espace public, je crois qu’on me reprochait souvent mon manque de douceur. J’ai souvent pu être considéré et perçu comme quelqu’un de brutal, agressif, parfois hargneux. D’ailleurs peut-être que quand on se sent pas très bien en soi et que tout semble nous détester, on se retrouve quelques fois dans l’agressivité. Mais quand bien même. Quand on sort du mécanisme de défense ou de protection plutôt, la brutalité c’est un truc que j’ai jamais ressenti en moi. Ou faire partie de moi. Et je peux pas m’empêcher de constater que depuis que c’est ok et même que je suis content, d’être considéré comme un garçon dans l’espace public....Et bien c’est comme si, me qualifier de doux, subitement, ça passe partout. Ca en devient obsessionnel.
Ca passe, ca glisse presque même. Tu crois qu’on peut parler du passing des mots qui permet la glisse ?

Peut-être bien qu’on associe la féminité à la douceur. C’était sûrement ça le reproche sous-jacent. Finalement mon présumé manque de féminité pour une fille a rendu imperceptible aux yeux du monde, la douceur que je ressentais déjà fort à l’intérieur. Mais c’est quand même un peu stupide, je trouve, ces associations. Ça fausse la donne. D’abord,Moi la douceur je l’ai pas rencontré dans le féminin en premier. Ni chez les autres, ni chez moi. Alors ça me parle pas et je comprenais pas tout ça. Pas parce que ce serait le masculin qui serait porteur de douceur et pas le féminin. Juste parce que je n’arrive pas à faire naître dans mon cerveau un lien de causalité entre les deux.


- Léon


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